CHAPITRE VII
Meir et Fluria
Un rectangle de lumière révéla un jeune homme de haute taille aux cheveux noirs, au visage très pâle, qui nous scrutait de ses yeux enfoncés dans leurs orbites. Il portait une robe de soie brune brodée marquée de la rouelle. Ses hautes pommettes paraissaient cirées tant la peau était lisse et tendue.
— Ils sont partis, pour l’heure, lui dit le bailli. Laissez-nous entrer. Et préparez-vous à me suivre avec votre épouse.
L’homme disparut, et le bailli et moi entrâmes. Je le suivis dans un étroit escalier brillamment éclairé et recouvert d’un tapis, jusqu’à une belle chambre où une femme élégante et gracieuse était assise auprès d’une grande cheminée.
Deux servantes s’affairaient dans la pénombre.
De riches tapis persans couvraient le sol, et sur les murs étaient tendues des tapisseries à motifs géométriques. Mais le plus bel ornement de la pièce était la femme.
Elle était plus jeune que lady Margaret. Sa guimpe blanche recouvrait entièrement ses cheveux et faisait magnifiquement ressortir son teint mat et ses yeux noirs. Elle portait une robe rose foncé à manches richement rehaussées par-dessus une cotte brodée de fil d’or. Elle portait de grosses chaussures, et je vis son manteau posé sur le dossier de son siège. Elle était prête à partir.
Sur le mur opposé se dressait une immense bibliothèque remplie de volumes reliés de cuir et une vaste table surchargée de registres et de parchemins. Je distinguai ce qui ressemblait à une carte sur un autre mur, trop éloignée de la lumière de l’âtre pour que j’en fusse certain. La vaste cheminée abritait une belle flambée, et les sièges de bois sombre sculpté étaient couverts de coussins. Je distinguai aussi quelques bancs dans la pénombre, comme si des étudiants venaient parfois dans cette pièce.
La femme se leva aussitôt en prenant son manteau à capuchon.
— Puis-je vous offrir quelque vin chaud épicé avant de partir, messire bailli ? demanda-t-elle d’une voix calme.
Le jeune homme revint. Il semblait paralysé à la vue de toute cette agitation, il avait l’air de ne savoir que faire et d’éprouver de la honte. Il était séduisant, avec de belles mains fines et un regard d’une douceur rêveuse, presque désespéré. J’aurais voulu lui redonner espoir.
— Je sais que vous êtes venus m’emmener au château afin de me protéger, dit la femme. (Elle m’évoquait une personne que j’avais connue, mais je ne pus me rappeler qui, et je n’avais guère le temps de penser à cela.) Nous avons parlé avec les anciens, avec le chef de synagogue. Nous avons parlé à Isaac et à ses fils. Il présentera une lettre de ma fille attestant qu’elle est en vie…
— Cela ne suffira pas, répondit le bailli. Il est dangereux de laisser Meir ici.
— Pourquoi dites-vous cela ? Il écrira pour qu’un don de mille écus d’or soit fait au prieuré dominicain.
Le bailli hocha la tête, consterné.
— Laissez-moi rester ici, murmura Meir. Je dois écrire les lettres et discuter encore de ces affaires avec les autres.
— Vous êtes en danger, insista le bailli. Plus tôt vous aurez recueilli l’argent, mieux ce sera pour vous. Mais parfois l’argent ne suffit point. Je vous conjure de mander votre fille et de la faire rentrer.
— Non, je refuse qu’elle entreprenne un autre voyage par ce temps, dit Meir d’une voix mal assurée. (Je devinais qu’il mentait et qu’il en avait honte.) Mille écus d’or, et nous donnerons quittance des dettes. Je n’ai pas le don de mon peuple pour prêter de l’argent, continua-t-il. Je suis un lettré, comme vous et vos fils le savez, messire bailli. Mais je peux parler à tous, et nous parviendrons certainement à une somme…
— C’est fort probable. Mais je dois exiger une dernière chose avant de vous protéger davantage. Votre livre sacré, lequel est-ce ?
Meir, pourtant déjà pâle, blêmit encore. Il alla lentement prendre sur la table le grand livre relié de cuir gravé de lettres hébraïques à la feuille d’or.
— La Torah, chuchota-t-il en regardant le bailli d’un air accablé.
— Posez votre main dessus et jurez-moi que vous êtes innocent de tout cela.
Meir parut au bord de l’évanouissement. Son regard était lointain, comme s’il vivait un cauchemar. Mais il resta ferme. Je voulais intervenir, mais que faire ? Malchiah, aide-le.
Finalement, tenant le gros livre dans la main gauche, Meir posa l’autre dessus et, d’une voix tremblante, déclara :
— Je jure que je n’ai jamais de ma vie causé le moindre mal à aucun homme et que je n’aurais jamais fait de mal à Lea, fille de Fluria. Je jure ne lui avoir fait aucun mal, en aucune façon, et ne lui avoir témoigné qu’amour et tendresse comme il sied à un beau-père, et qu’elle n’est… plus ici.
Il leva les yeux vers le bailli, qui comprit que l’enfant était morte. Mais il se contenta de hocher la tête.
— Venez, Fluria, dit-il. Meir, je veillerai à ce que votre épouse soit en sécurité et bien installée. Je donnerai ordre aux soldats d’en informer la ville et je parlerai moi-même aux dominicains. Et vous le pouvez aussi ! indiqua-t-il en me regardant. Recueillez l’argent aussi vite que possible et donnez quittance de toutes les dettes que vous pourrez.
Les servantes et Fluria descendirent l’escalier, suivies du bailli. J’entendis, en bas, quelqu’un verrouiller la porte derrière eux.
Meir me regarda sans mot dire.
— Pourquoi voulez-vous m’aider ? demanda-t-il, accablé.
— Parce que vous avez prié pour demander du secours, et, si je puis exaucer cette prière, je le ferai.
— Vous moquez-vous de moi, frère ?
— Jamais je n’oserais. Mais l’enfant, Lea ? Elle est morte, n’est-ce pas ?
Il me regarda à peine durant un long moment, puis il s’assit. Je m’installai sur une chaise à haut dossier en face de lui.
— J’ignore d’où vous venez, murmura-t-il. Et pourquoi je me fie à vous. Vous savez comme moi que vos frères dominicains nous accablent. Mener campagne pour une sainte, voilà leur mission. Comme si le petit saint William n’était pas voué à hanter éternellement Norwich.
— Je connais l’histoire du petit saint William. Je l’ai souvent entendue. Un enfant crucifié par des juifs lors de leur Pâque. Quel tissu de mensonges ! Et un autel pour attirer les pèlerins à Norwich.
— Ne proférez pas ces paroles hors de cette maison, ou vous serez taillé en pièces.
— Je ne suis pas venu débattre avec ces gens. Je suis ici pour vous aider. Contez-moi ce qui s’est passé, et aussi pourquoi vous n’avez pas fui.
— Fuir ? Si nous avions fui, cela nous aurait désignés comme coupables, nous aurions été accusés et poursuivis, et cette folie aurait gagné non seulement Norwich mais aussi la moindre juiverie où nous aurions cherché refuge. Croyez-moi, dans ce pays, une émeute à Oxford peut en déclencher une à Londres.
— Je n’en doute point. Que s’est-il passé ?
Ses yeux se remplirent de larmes.
— Elle est morte. De passion iliaque. À la fin, la douleur a cessé, comme c’est souvent le cas. Elle était calme, mais elle n’avait la peau fraîche que parce que nous lui appliquions des compresses d’eau froide. Et quand elle a reçu ses amies lady Margaret et Neil, elle paraissait ne plus avoir de fièvre. Mais le lendemain matin, à l’aube, elle est morte dans les bras de Fluria et… Mais je ne puis tout vous dire.
— Est-elle ensevelie sous le grand chêne ?
— Certes non ! Et ces ivrognes ne nous ont jamais vus la sortir d’ici. Personne ne nous a vus. Je l’ai portée serrée contre mon cœur, aussi tendrement que l’on porte une fiancée. Nous avons marché des heures dans la forêt jusqu’à la berge d’une rivière, et c’est là, dans une tombe peu profonde, que nous l’avons ensevelie, seulement revêtue d’un drap, puis nous avons prié ensemble avant de recouvrir sa tombe de pierres. C’est tout ce que nous pouvions faire.
— Quelqu’un à Paris peut-il écrire une lettre qui sera envoyée ici ? (Il leva les yeux, comme tiré d’un rêve, émerveillé que je sois si disposé à me faire complice d’un mensonge.) Il y a bien là-bas une communauté juive…
— Oh oui. Nous venions nous-mêmes de Paris, car j’ai hérité cette maison de mon oncle ainsi que les prêts qu’il m’a laissés. Oui, il y a une communauté juive à Paris et un dominicain qui pourrait fort bien nous aider, non qu’il n’aurait scrupule à rédiger une lettre prétendant que l’enfant est en vie, mais, comme il est notre ami et nous soutiendrait en cette affaire et nous croirait, il plaiderait notre cause.
— Cela peut suffire. Ce dominicain est-il un lettré ?
— C’est un savant qui a étudié auprès des plus grands maîtres. Il est docteur en droit et étudie la théologie. Et il nous est reconnaissant d’une faveur bien inhabituelle. (Il s’interrompit.) Mais si je me leurrais ? S’il se retournait contre nous ? Car il y aurait raison à cela, le ciel m’en est témoin.
— Pouvez-vous m’expliquer ?
— Non, je ne le puis.
— Comment pouvez-vous savoir s’il vous aidera ou se retournera contre vous ?
— Fluria le saura. Fluria sait quoi faire, et elle est la seule à pouvoir vous le faire comprendre. Si elle déclare que je puis lui écrire…
— Et si j’allais moi-même le voir et lui parler ? Combien de temps faut-il pour gagner Paris ? Pensez-vous pouvoir donner quittance d’assez de dettes, amasser assez d’or, et tout cela avec la promesse de mon retour avec une plus grosse somme ? Parlez-moi de cet homme. Pourquoi pensez-vous qu’il vous aiderait ?
Meir se mordit les lèvres presque jusqu’au sang et se rassit.
— Sans Fluria, murmura-t-il, je n’ai point latitude de le faire, même s’il peut nous sauver tous. Si tant est que quelqu’un le puisse.
— Parlez-vous de la famille paternelle de cette enfant ? demandai-je. D’un grand-père ? Est-ce lui que vous espérez solliciter pour obtenir l’or ? Je vous ai entendu dire que vous étiez le beau-père de l’enfant.
— J’ai quantité d’amis. L’argent n’est pas la question. Je peux l’obtenir. De Londres, pour le coup. Je n’ai parlé de Paris que pour gagner du temps, parce que nous prétendons que Lea est partie là-bas et qu’une lettre de Paris le prouverait. Mensonges ! Mensonges ! (Il baissa la tête.) Mais cet homme…
— Meir, ce docteur en droit est peut-être la solution. Vous devez vous confier à moi. Si ce puissant dominicain venait, il pourrait arrêter cette folle quête d’une nouvelle sainte, puisque c’est pour cette raison que l’on attise le feu. Un homme d’esprit le comprendrait sûrement. Norwich n’est pas Paris.
— Oh, j’ai toujours été un homme de livres, soupira Meir. Je n’ai aucune malice. J’ignore ce que ferait ou non cet homme. Mille écus, je peux les trouver, mais cet homme… Si seulement Fluria était là !
— Donnez-moi la permission de parler à votre épouse, si c’est ce que vous désirez. Rédigez un billet pour le bailli m’autorisant à la voir seul à seule. On me laissera pénétrer dans le château.
— Garderez-vous le secret quoi qu’elle vous dise, vous demande ou vous révèle ?
— Oui, comme un prêtre, bien que ne l’étant pas. Meir, faites-moi confiance, je suis ici pour vous et Fluria, et pour nulle autre raison.
Il eut un sourire triste.
— J’ai prié pour que vienne un ange du Seigneur, dit-il. J’écris des poèmes, je prie. J’implore le Seigneur de vaincre mes ennemis. Quel rêveur, quel poète je suis !
— Un poète, répétai-je, pensif, en souriant.
Il était aussi élégant que sa femme, assis dans son fauteuil, svelte et touchant, comme venu d’un autre monde. Il venait de se qualifier de ce si beau mot et il en avait honte.
Et, dehors, on complotait sa mort. J’en étais certain.
— Vous êtes un poète et un homme pieux, répétai-je. Vous priez avec foi, n’est-ce pas ?
Il hocha la tête.
— Et j’ai fait serment sur mon livre sacré.
— Et vous avez dit la vérité.
Mais je voyais que poursuivre cette conversation ne mènerait à rien.
— Oui, je l’ai dite, et le bailli le sait, à présent, répondit-il, près de s’effondrer.
— Meir, ce n’est pas le moment de réfléchir à ces questions. Ecrivez le billet. Je ne suis ni poète ni rêveur, mais je peux essayer d’être un ange du Seigneur. Écrivez-le.